La première vague du Covid en France a causé la mort de 30000 personnes en l’espace de quelques semaines. Les vagues suivantes, plus de 80.000.
Tous les soirs, au plus fort de la crise, à la télévision, les Français ont entendu un décompte macabre du nombre de décès quotidien. Jusqu’à 605 morts par jour en avril 2020. Tous les jours, dans les colonnes des journaux régionaux, les pages carnet ont été remplis d’annonces de disparitions. La crise a été telle que les hôpitaux, puis les pompes funèbres, ont été débordés dans les régions les plus touchées.
Jamais, depuis la guerre, la société française n’avait été confrontée à un tel choc, à une telle crise sanitaire. Et pourtant, paradoxalement, les morts sont restés invisibles, inaccessibles, intouchables au sens propre. Parce qu’il fallait à tout prix éviter les risques de contamination, les familles n’ont pas pu accompagner leurs proches malades dans leurs derniers jours, leurs dernières heures, prononcer des mots qui apaisent, être là, donner de l’amour ou de la chaleur. Certaines, parmi elles, ont pu prononcer d’ultimes mots, parfois une visioconférence, grâce au téléphone d’une infirmière, au milieu d’un service de réanimation, dans le bruit des respirateurs. Mais la plupart ont dû se contenter du silence et de l’effroi.
Parce qu’il fallait protéger les soignants comme les personnels des pompes funèbres, les corps ont été transportés, puis enterrés, dans des sacs plastiques, sans les soins funéraires que les hommes et les femmes donnent à leurs morts depuis toujours. Parce que les rassemblements collectifs étaient interdits, les familles n’ont pu se retrouver pour enterrer leurs défunts, leur rendre hommage, prier, pleurer, parler ensemble dans ces rituels du deuil qui font les sociétés humaines depuis des millénaires. A deux, à cinq, à dix au maximum autour des cercueils, les proches ont tendu leurs téléphones portables pour partager les cérémonies, ils ont lu des textes par procuration, ils se sont approchés les uns des autres à défaut de pouvoir se prendre dans les bras. La société française n’a pas pu honorer ses défunts, et cela restera comme un des traumas de l’épidémie et donc de notre histoire collective. Je souhaite documenter cette crise sanitaire, sociétale, anthropologique en racontant cette mort omniprésente, cette mort invisible.
Dans les départements les plus meurtris, en particulier dans dans le Grand Est et en Ile-de-France, je veux rencontrer des familles qui ont perdu des proches, les faire témoigner sur leur deuil, comment elles ont traversé ces jours et ces nuits de larmes. Je veux retourner avec elles sur les tombes de leurs parents ou de leurs amis. Je veux partager leurs photos. Leurs souvenirs. Les lieux de mémoire de ces vies emportées sans rituels.
Je veux faire témoigner les soignants – ces infirmières et ces aides-soignants en première ligne sur le front de l’empathie et de la compassion. Je veux rencontrer les employés des pompes funèbres pour montrer les gestes improvisés afin de donner un peu d’âme alors qu’un homme ou une femme est enterrée ou incinérée devant une poignée de proches. Je veux écouter les religieux et les maires raconter comment ils ont aidé des familles, lire les lettres reçues, revenir avec eux dans les familles, participer aux cérémonies anniversaires.
Je souhaite laisser une trace en image de ce traumatisme collectif.
Laurence Geai
Laurence Geai is a self-taugh photojournalist since 2014. She is distributed by Sipa agency. She covers conflicts and their consequences. She also works in France, where she lives.